Entretien
Après trois premiers opus proches du journal filmé, 21.04.02 (2002) engendre un choc et se présente comme une sorte de manifeste de votre œuvre future dans laquelle le montage organise tout : images, pensées…
21.04.02 m'apparaît aujourd'hui comme la matrice de mes films postérieurs. En le fabriquant je n'ai pas senti de césure franche avec mes travaux précédents. J'affrontais déjà les problématiques du temps, de la mémoire, des archives… dans des installations que j'avais montées pour des expositions. Et, à mes yeux, 21.01.04 est un film qui relève aussi du journal intime. Ce qui est nouveau par contre, c'est une certaine manière de raconter, une narrativité, que l'on ne trouve pas dans mes travaux précédents.
Qu'on ne retrouvera pas, néanmoins, exposées telles quelles, dans les étapes plus récentes de votre filmographie, car vos films ultérieurs sont fondés sur une sorte de dualité, alors que 21.04.02 se présente comme un manifeste, une énumération de tout ce qui structure, déjà, votre monde.
Ce film présente déjà cette dualité. Il y a une première très longue partie qui est composée d'une accumulation de la plupart des « images » (photos personnelles, cartes postales, presse, livres…) que j'avais en ma possession et qui dresse un portrait personnel. Ce flux est arrêté par l'irruption d'une série en boucle d'images de Le Pen que j'avais trouvées dans la presse. Ces images remettent en question ce qu'on a vu dans le film jusqu'alors. L'intimité de la première partie ne m'intéresse que parce que je la détruis ensuite. Ces images m'appartiennent, au propre ou au figuré, elles m'ont constitué humainement et culturellement. Mais à quoi servaient-elles si je pouvais vivre un jour comme ce jour-là (le 21 avril 2002) ?
C'était mon premier film conçu avec des photos et au montage rapide et abrupt. J'ai créé ce film de manière très empirique. Il ne s'agissait ni plus ni moins que d'un classement des documents photos que j'avais à disposition. C'était cette accumulation qui me posait problème. Mais, une fois le film fini, des possibilités me sont apparues.La première est l'utilisation de photographies qui peuvent, par un montage précis, créer du mouvement (comme en animation). Une autre est la possibilité de former un corpus filmique cohérent à partir d'éléments hétéroclites. Une dernière est les écritures narratives possibles à partir d'archives.
L'utilisation d'archives, c'est la possibilité de redonner à voir des images. Si n'importe quelle image montrée en tant que telle donne du sens, sa juxtaposition avec d'autres crée de nouvelles lectures de cette même image.
Là, c'est un montage fait uniquement avec des photos, alors qu'Undo (2005) ou Eût-elle été criminelle…(2006) contiennent des images d'archives de films, du found footage.
J’ai effectivement utilisé, après 21.04.02, des documents d'archives. Il y a cependant des vraies différences d'approche entre ces films. Ce n'est ni le même travail technique ni la même écriture filmique. Les archives films sont beaucoup plus "rétives" que les photographies. Un extrait film a sa durée propre, des lignes de tensions graphiques et narratives que l'on ne peut changer. Une photographie, utilisée un dixième ou un vingtième de seconde est plus facile à manipuler parce qu'elle est presque "invisible", c'est seulement dans l'accumulation avec d'autres photos qu'elle gagne de la présence. Cependant, le travail technique est beaucoup plus simple avec les archives films qu'avec les photos, ne serait-ce que les recherches. Trouver des milliers de photographies ou dix minutes d'extraits de films ne prend absolument pas le même temps.
Si 21.04.02 fait office de manifeste de votre œuvre à cette époque, We are winning, don't forget, vous permet, déjà, de circonscrire un corpus précis sur lequel vous allez travailler durant des années…
Pour We are winning, don't forget, l'idée du film était claire dès le départ. Il s'agissait d'interroger les représentations du travailleur, et de raconter cette idée simple que le travail est aliénant et que seule la lutte rend son humanité au travailleur.
Dans le film, cela se traduit par la confrontation de deux régimes d'images : celles qui sont proposées par le monde capitaliste du travail, images des entreprises ou des boîtes d'intérim présentant des ouvriers souriants, propres et heureux, et celles qui leur font pendant : les images de manifestations provenant des travailleurs eux-mêmes. Cette confrontation abstraite est suivie par la confrontation, cette fois concrète, des manifestants aux forces de l'ordre (et du capital).
Le travail est l'un de mes thèmes privilégiés. Une installation que j'avais montée quelques années auparavant, et mon dernier film, traitent aussi de ce sujet. Le travail est sûrement l'une des choses que je comprends le moins.
Il y a des photos qui montrent les mêmes personnages sous divers angles. D'où proviennent-elles ?
Elles proviennent toutes d'Internet. Ce que je trouve intéressant avec Internet, c'est que cet outil permet d'accéder, à travers les mots-clefs dans des langues différentes, à des photos d'archives du monde entier. Et l'on se rend compte que des photos d'ouvriers prises en Russie, en France, aux États-Unis, en Italie… sont identiques. Internet me permettait aussi de gagner du temps sur la numérisation !
J'ai très peu retouché les cadres des photos sur We are winning, don't forget, alors que dans Dies Irae (2005), j'ai dû recadrer et retoucher l'ensemble des photos.
L'accès aux archives est-il aisé ? Savez-vous d'avance de quels types d'images vous allez avoir besoin et où les chercher ?
Je sais où trouver ce dont j'ai besoin. Cependant, il ne s'agit pas uniquement de localiser les sources. Se posent, pour chaque archive, les questions du support, des droits d'auteur (et il en existe plusieurs selon le type de source) et la question importante des prix. Tout cela peut être un peu complexe. Lorsque je ne veux pas perdre de temps à monter des dossiers de subventionnement, je m'intéresse à des corpus d'images sans droits.
Je n'ai souvent qu'une idée relativement vague des archives dont j'ai besoin aux débuts d'un projet. C'est lors des recherches elles-mêmes, et ensuite au montage que tout se précise.
La lecture est orientée dans We are winning, don't forget oudansNijuman no borei (200 000 fantômes) (2007). Tout fait sens, pas seulement plastiquement, comme une installation, mais par l'évolution des formes qui conduisent à des parcours et à des progressions de type cognitives ou narratives : images du travail, de la grève et de la répression dans We are winning, don't forget, progressions et métamorphoses des cités rayonnantes vers le lieu clos d'Auschwitz dans Dies Irae. Ces œuvres contiennent une forme de violence en lieu et place du commentaire absent.
À partir de We are winning, don't forget, la problématique de la violence devient centrale dans mon travail, voire omniprésente. A chaque fois que je commence à travailler un sujet, je m'interroge longuement, je lis beaucoup, comme je le ferais pour un film documentaire classique, pourtant ce travail de recherches et de réflexion aboutit à des films qui sont relativement abstraits. La violence passe rarement par l'utilisation d'images elles-mêmes violentes (à l'exception notable de Eût-elle été criminelle…). Je la traduis plutôt par des propositions formelles et des ruptures narratives.
Il me paraît important de placer le spectateur dans un état inconfortable d'instabilité. C'est de cet inconfort que peut surgir un questionnement. Dans le fond, mon travail ne se situe que là. Chacun de mes films est une mise en forme d'une question qui me pose problème et que je pose à mon tour au spectateur.
Un spectateur regardant Dies Irae peut se laisser aller pendant les neuf minutes de la première partie, bercé par les routes et les musiques. Mais lorsqu'au bout du chemin surgit Auschwitz, que le voyage et le film se finissent brutalement, le spectateur peut se demander pourquoi ? Pourquoi cette fin, pourquoi ces routes, pourquoi ce film ? Mon travail ne consiste qu'à rendre possibles ces interrogations, qu'à essayer de réussir à formuler des questions. Je ne donne aucune réponse, je n'en ai pas, je laisse chaque spectateur à ses propres réponses.
Si on peut caractériser mes films comme des "documentaires expérimentaux", cela s'applique particulièrement à Dies Irae qui est un film plus hybride que les autres. Il est plein d'images fantômes, des images qui m'ont poussées à faire ce film mais que je n'ai pas utilisées : des images de morts, de mutilations, de guerre. C'est un film qui appelle à une seconde vision. L'aspect poétique et graphique s'efface quand on sait où l'on va (à Auschwitz). Le film se regarde alors différemment. La première partie devient beaucoup plus "concrète".
Après Undo où, pour la première fois, vous utilisez des archives filmées, vous scrutez directement l'Histoire dans vos films suivants : Dies Irae (2005), Eût-elle été criminelle… et Nijuman no borei (200 000 fantômes), sans véritable rapport avec votre propre histoire.
Si j'en suis venu à m'interroger sur la mémoire des événements dramatiques passés, c'est parce que j'avais besoin, après We are winning, don't forget, de faire le point sur le sens politique à donner à ce qui se passait alors, sur la violence du monde contemporain. J'en suis venu simplement à m'interroger sur l'histoire passée pour comprendre ce que l'on vivait.
Qu’est-ce qu’une archive ? Il y a en effet un devenir-archive de toute image contemporaine en ce que toute image est enregistrement du présent et que tout présent est appelé à être très vite du passé. Ainsi on considère comme archive toute image présentée dans un temps légèrement différé de sa captation.
Il y a, dans mon rapport à l'histoire, peu de différences entre We are winning, don't forget, qui aboutit à la mort d'un manifestant à Gênes en 2001, c’est à dire trois ans avant que je réalise le film, et Eût-elle été criminelle… qui traite des femmes rasées à la Libération. 2001 est évidemment plus contemporain que 1944, mais je cherche dans ces deux moments-là la même chose. Comment ces violences ont-elles pu se produire ? Comment se sont-elles reproduites depuis ? Je ne crois pas à la répétition de l'Histoire, cependant, certains mécanismes se reproduisent, notamment ceux conduisant à la violence.
Si, je me suis souvent arrêté, dans ma filmographie, sur la Seconde Guerre mondiale, c'est qu'il n'y a jamais eu autant d'horreurs que durant cette époque. Je dois aussi dire qu'il m'est impossible de faire un film sur les événements les plus dramatiques qui se sont depuis produits, au Rwanda ou en ex-Yougoslavie par exemple, ou qui se produisent aujourd'hui. Me confronter aux violences d'aujourd'hui me paraît trop difficile. Cependant, faire un film sur les guerres passées me permet de parler des guerres d'aujourd'hui. La destruction est hors du temps.
J'utilise, pour mes films, deux niveaux de lecture. Le premier est celui des événements eux-mêmes. Le travail de la mémoire est sélectif et orienté : des événements disparaissent de la mémoire, et les pans de l'histoire dérangeantes pour chaque pays (Hiroshima pour le bloc occidental par exemple) sont éludés. Mon travail s'articule donc sur ces défaillances. Au-delà, chacun de mes films peut être lu comme une interrogation sur le contemporain et sur la violence actuelle du monde. Nous avons la chance, à peine vécue comme un confort, dans notre petit bloc occidental de vivre relativement en paix. J'espère que mes films aident à rappeler la précarité de ce calme.
Vous interrogez, un peu à la manière d'un Resnais, les traces de la mémoire, de la mémoire personnelle face à la mémoire collective : il en ressort une même forme d'inquiétude qui nous questionne sur nous-mêmes, la société, et nos éventuels engagements. Cette comparaison avec Resnais vous paraît-elle fondée ?
Il me semble qu'au-delà de Resnais, c'est avec un cinéma quasiment disparu que je dialogue. Un cinéma, dont fait partie Resnais, mais aussi Debord, Godard, Maker… Il y a eu un moment magnifique quand les réalisateurs faisaient corps avec leur époque, interrogeant le monde par les outils du cinéma et interrogeant le cinéma lui-même au regard des exigences du monde.
Je retiens la leçon de ces maîtres : le cinéma peut, et doit, être un cinéma politique, et cela non uniquement par les sujets traités mais aussi par les formes cinématographiques utilisées. Malheureusement nous vivons aujourd'hui un moment mou, et nous avons le cinéma de notre époque.
Je fais d’abord des films parce que je ne peux pas être militant. C'est mon moyen d'agir, de résister. Même si je crois finalement assez peu à l'idée que l'art puisse avoir un quelconque impact sur la société.
N'y a-t-il que le film-essai qui permette de penser l'impensable, comme l'holocauste (Dies Irae) ou les retombées d'Hiroshima (Nijuman no borei 200 000 fantômes) ?
Pas forcément, il y a des documentaires plus classiques comme Shoah de Claude de Lanzmann (1985), qui ont beaucoup apporté à la fois à la recherche historique et au souvenir des événements dont ils traitent. La fiction arrive parfois aussi à toucher cet impensable. Chacun peut participer avec ses propres outils, sa propre vision à la réflexion sur la violence et l'horreur humaine. C'est de mon point de vue une question de morale plus que de genre.
Où se situe, dans cet ensemble, le film Undo qui est une commande pour Canal + pour la collection Dix minutes pour refaire le monde ?
Ce film est plus simple, techniquement parlant, que mes autres films. Il est aussi moins éprouvant pour le spectateur. Ce qui m'intéressait, c'était de réussir un film plus "grand public", si cela a un sens, en gardant malgré tout une exigence politique équivalente. C'est pour moi un vrai film écolo. Il ne prône aucun retour en arrière (ce n'était pas vraiment mieux avant), pourtant, au risque de la destruction de l'homme et de son environnement, on ne peut continué comme cela. Il faut trouver de nouveaux chemins, en renversant nos vieux démons (le capitalisme, la religion, l'Occident…).
Pourtant, dans 200 000 fantômes, seul le début traite de l’effet destructeur de la bombe…
Ce que j'ai interrogé, dans ce film, ce n'est pas ce qui s'est passé à Hiroshima, mais l'étiolement de la mémoire de cet évènement. Ce jeu, que j'établis avec ce bâtiment resté en l'état depuis le bombardement alors que la ville repousse autour et envahit l'espace, me permet de questionner le paradoxe de la mémoire. Il est nécessaire de se rappeler pour que les morts ne disparaissent pas une fois de plus et il est également indispensable de se rappeler pour éviter la répétition et espérer l'instauration d'un meilleur. En même temps, il est important d'oublier pour réussir à vivre le présent.
Les catastrophes ne nous ont pas fait grandir parce qu'il n'en reste plus grande chose. L'obligation que je me donne, c'est de remettre en mémoire certains évènements passés avant qu'ils ne disparaissent.
Dans Entre chiens et loups (2008), votre premier film de fiction, vous inscrivez cette dualité qu'on a notée dans vos autres films au sein du parcours succinct d'un jeune homme, qui passe un entretien d'embauche, le réussit, mais se retrouve face à son examinatrice en livrant une pizza… D'où la catastrophe finale.
C'est un scénario que j'ai écrit juste après We are winning, don't forget. J'avais besoin d'interroger encore le « travail » qui est pour moi quelque chose de très violent.
Mais le personnage ne semble pas si démuni que cela…
Effectivement ! Le personnage du film m'a toujours échappé, même à l'écriture. J'ai résumé, dans ce personnage-là, toutes les contradictions de la société contemporaine. Les contraintes ne viennent pas de l'extérieur, mais sont inscrites dans le personnage lui-même. Il ne semble pas pauvre, il est entouré de gens agréables, il ne se fait engueuler ni par ses parents, ni par l'ANPE, personne ne semble l'obliger à travailler. Pourtant, il bosse dans une pizzeria en attendant un poste de cadre sup'. Pourquoi ? Je pense que c'est quelqu'un qui a simplement honte de ce que signifie « être au chômage ».
Je voulais que le spectateur s'identifie au personnage jusqu'au moment de l'explosion de violence. C'est en rejetant le personnage, que les vraies questions émergent. Qui est-il vraiment ? Dans quel monde vit-il ? Comme We are winning don't forget, c'est pour moi un film très engagé, appelant à un changement radical, même si le discours est moins directement lisible.
Allez-vous privilégier la fiction à l'avenir ?
Je cherche, à chaque fois, la forme la plus adaptée aux questions que je me pose. Les genres ne sont que des outils d'expression. La fiction offre des outils narratifs intéressants, je pense donc y revenir pour un autre projet d'ici quelques temps. Mais je ne m'inscris pas dans la tradition française du court-métrage, qui pense majoritairement, et à tort, que le cinéma s'arrête à la fiction.
par Raphaël Bassan
Bref Magazine, mai 2008